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Incorporation

Du corps anatomique à l’incorporation

samedi 17 janvier 2009, par Flaz

Mon corps ne s’arrête pas à la frontière de ma peau

L’idée selon laquelle le corps est construit représente un progrès dans la connaissance par rapport à une conception naturalisante du corps. Directement formé par les activités que lui impose la vente de notre force de travail notre corps est également le siège d’enjeux symboliques de notre propre représentation. Ainsi, sculpter son corps pour le faire correspondre à une image valorisée dans la société participe également d’une production du corps où nous sommes agentes de notre conformation plus qu’actrices de notre auto-production. Cette critique du « corps naturel » pointe la place qu’occupe le genre - et les stéréotypes qu’il produit - dans les conditions de production des corps. Elle s’arrête pourtant à mi-chemin tant qu’elle ne définit pas ce qu’elle désigne par le corps. Faute de précision, elle renvoie à un corps prédéfini par la limite de la peau : au corps anatomique. Ce faisant, cette critique naturalise la conception de l’objet qu’elle entend étudier. En effet, en quoi les frontières anatomiques sont-elles appropriées pour délimiter la portion de l’espace comme faisant partie de soi et dans laquelle s’actualisent les rapports sociaux ? Quelle que soit la pertinence d’une définition biologique de l’organisme en biologie, d’une définition anatomique en anatomie, force est de constater que la critique des conceptions du corps ne relève d’aucune de ces disciplines. Ne pas remettre en cause la supposée évidence de la peau-frontière conduit à considérer comme allant de soi l’ensemble des conceptions que véhicule ce paradigme.

Je n’accepte pas mon corps, je veux être actrice de sa définition et de sa production

Si l’on adhère à l’idée de la construction du corps, « accepter son corps » ne signifie rien d’autre « qu’accepter son corps tel qu’il est construit », « accepter son sort ». En pratique, cela revient à se soumettre aux rapport sociaux qui régissent les conditions matérielles de production des corps et au rapports sociaux sédimentés qui en régissent les conditions symboliques. S’imaginer que l’on pourrait se « libérer » de la production du corps, le laisser se développer hors de toute construction c’est céder à une version édulcorée des croyances naturalisantes. Les corps n’ont pas de destin et la liberté que nous aurions de laisser ce destin s’accomplir n’est qu’une illusion, une adhérence qui nous maintient scotchées à un système de pensée archaïque, malgré nos effort pour nous en affranchir. Les corps ne sont pas produits parce que nous sommes traversées par des rapports sociaux d’oppression. Il sont produits parce qu’ils sont enchassés dans des rapports sociaux et la liberté à conquérir est celle de la maîtrise de leurs conditions de production.

J’incorpore des artefacts

Certaines de nos pratiques d’appropriation du corps invitent à étendre la réflexion ainsi engagée autour des limites. Lorsque les artefacts [1] que nous mobilisons dans les représentations que nous construisons de nous-mêmes passent du statut d’accessoire à celui d’éléments constituant de notre corps, ils sont incorporés. Simultanément, les mots employés pour désigner les artefacts changent, sans nécessairement exprimer leur incorporation mais signifiant que le rapport d’extériorité que l’on entretenait avec eux est rompu. Par exemple, « mes faux seins » deviennent « ma poitrine », ma « perruque de femme » devient « mes cheveux », « mes vêtements de trav » deviennent « mes fringues ». Le déplacement opéré dans le vocabulaire souligne que le changement de rapport aux artefacts est lié au changement de rapport à soi [2]. Se saisir de son autonomie en tant que sujet passe par une nouvelle délimitation de soi, une démarche qui peut ouvrir la voie à d’autre délimitations, notamment celle du corps. Dans les exemples cités, les possessifs ont des significations différences selon qu’ils s’appliquent à des termes désignant des éléments manifestement extérieurs ou à des éléments incorporés (ou incorporables). Le « mes » de « mes faux seins » exprime une relation de propriété : je possède ces faux seins. Le « ma » de « ma poitrine » exprime l’appartenance d’un constituant au corps : ceci est ma poitrine. Dans le second cas, le sujet n’a nul besoin d’être souligné (« je ») car il est présent, à travers le corps sous-entendu.

L’incorporation d’artefacts émancipe de la limite biologique. L’incorporation d’artefact mobiles émancipe de la limite anatomique. Ainsi est démantelée [3] la frontière spatiale normative naturaliste. Ce faisant, l’incorporation ne déplace pas la frontière-peau pour la remplacer par une autre. Elle n’étend pas le champ du corps, elle le redéfinit.

L’incorporation est une relation de soi au monde non une propriété ni un paramètre de cette relation. Elle n’a plus de raison de devoir se décliner selon le mode binaire qui découle la séparation spatiale induite par le paradigme de la frontière-peau D’une part, un artefact mobile peut se voir incorporé à différents « degrés ».D’autre part, la persistance de la relation subjective n’est pas directement conditionnée à la persistance de relations spatiales figées entres les éléments incorporés : « ma poitrine » est encore ma poitrine même lorsqu’elle n’est pas plaquée sur mon torse [4]. Elle l’est encore plus lorsqu’une partenaire prend l’initiative d’en déplacer un seul constituant pour offrir mon mamelon à ses caresses...Enfin, la relation d’incorporation n’est pas figée dans le temps. Il en résulte que le corps de l’incorporation est fluide.

C’est là mais ça ne fait pas partie de moi

Une autre erreur serait de considérer l’incorporation d’artefacts comme des ajouts, car la question qui viendrait immédiatement serait : « des ajouts à quoi ? » ; la réponse implicite étant « des ajouts au corps anatomique ». Or, ce corps ne se présente même pas comme un composant monolithique de l’incorporation. Des « parties » [5] de ce corps peuvent ne pas être incorporées alors que d’autres le sont ou le seront, par appropriation culturelle ou à travers un artefact. L’incorporation des constituants du corps anatomique perd la valeur d’impératif catégorique qui donne le paradigme frontière-peau. Quelle que soit la pratique d’incorporation utilisée, elle passe par une « désanatomisation » et une « défonctionnalisation »," autrement dit, un enrayement du processus normatif d’assignation corporelle [6] qui vient verrouiller et occulter, au plus intime de la représentation de soi, l’aliénation de l’injonction [au genre]. Ce que l’on nomme, faute de mieux, une sexualité [7] non conforme au schéma hétérosexuel est l’un des instruments de cette réappropriation. Là encore, les artefacts peuvent être de puissants outils de déconditionnement en stimulant des perceptions neutralisées par la cartographie conforme.

La double peine des artefacts mobiles

Les artefacts mobiles essuient les coups d’une double offensive. Si leur mobilité est une liberté, cette liberté est également une brèche dans laquelle straightland ne tarde pas à s’engouffrer : « puisque vous pouvez vous en passer, passez-vous en ! ». Avec la grâce et douceur qu’on lui connaît, straightland n’exige pas moins qu’une amputation et un reniement. Cette violence est malheureusement loin d’être une exclusivité de straightland. Dans les milieux prétendument ouverts, l’utilisation d’artefacts mobiles sur un registre autre que ludique touche au tabou naturaliste et binaire toujours en vigueur. Et les personnes utilisant ces artefacts se trouvent en but à des violences qui n’ont rien à envier à celles qu’elle subissent en temps en lieux ordinaires. Dans le meilleur des cas, la violence injonctive du « passez-vous en ! » est remplacée par la violence condescendante du « nous pouvons nous en passez pour vous... » Bref, nous n’avons aucune intention d’entendre ce que vous dites, nous vous intimons de cesser de produire une corporalité qui nous remet en cause. Dans un cas comme dans l’autre, la négation des personnes et l’écrasement des sujets s’inscrivent dans l’ensemble des opérations de police de maintient de l’ordre du genre.

Sur le terrain politique et idéologique, cela se traduit par un rejet épidermique des « théories » queer, en tant que tentatives d’organisation d’une pensée contraignant à une reconnaissance des identités politiques non binaires. Ce rejet ne prend pas la forme d’une critique de ces théories mais, au choix, de l’occultation des questions théoriques derrières des propos ou des attitudes de personnes se revendiquant peu ou prou de ces théories [8], d’une falsification de ces théories [9], d’une condamnation sans appel de pratiques de lutte dont seules les limites sont considérées... Au final, on retrouve l’arsenal habituel d’une bataille idéologique mise au service d’une pensée totalitaire [10] et réactionnaire [11].

Dessinez-moi le nu !

Les corps de l’incorporation et leur mise en jeu dans l’interaction entrent violemment en conflit avec la grille de lecture imposée par la morale naturaliste. Les tenantEs de cette morale, y compris les pseudo-matérialistes, finissent toujours pas opposer à nos constructions, le corps nu, l’imaginant auréolé de vérité et l’investissant d’une puissance démonstrative mesurée à l’aune de leur propre soumission idéologique. Vêtue, chaque personne est à leurs yeux, in fine, à toute force lue suivant la grille sexiste naturalisante, en fonction de ce qui est su ou supposé d’elle, dévêtue. Comme si la vue de la personne dévêtue révélait la vérité à laquelle il devenait légitime, voir bénéfique pour elle-même, de la renvoyer. Mais qu’est-ce que ce corps-nu auquel on prête tant de pouvoirs ? Avant tout, il n’est pas inutile de relever que cette fascination pour le fétiche du corps-nu n’est que l’envers de la pudibonderie ordinaire. Que reste-t-il alors de son « indiscutable vérité » ? Ce corps nu n’est même pas le corps pré-anatomique [12] mis à nu. Ce que l’on appelle à tort « un corps nu » n’est qu’une multitude de mises en scènes de la nudité, c’est-à-dire de représentations sociales de corps dénudés. Ce qui confère une unité à un corps-nu - et à tous les corps-nus - n’est pas la vérité d’un corps universel dont ils seraient des facettes mais l’unité actualisée de l’idée de nudité, socialement produite et stratifiée. En tant qu’état, le corps-nu d’un corps donné est une fiction. Ce corps-nu existe bien, mais en tant que pratique sur le corps [y compris de l’incorporation], une performance particulière qui mobilise le corps selon un registre convenu [13].

Le corps est ce qui est incorporé.


[1Fait de culture qui par transformation/hybridation de matériaux (biologique, minéral, synthétique...) produit une trace sensible. Par extension, artefact désigne cette trace et son histoire telle qu’elle s’actualise en elle-même et dans les pratiques qui la mobilisent.

[2Ici, ce changement est renforcé par le passage d’un registre de dénigrement de soi (faussaire, imitation, trav) à un registre d’affirmation de soi.

[3Pas nécessairement déconstruite.

[4Torse qui, lui-même, ne disparaît que du regard direct, mais ni des sensations, ni de l’imaginaire.

[5Le terme partie appliqué au corps anatomique est abusif, dans la mesure où les parties dont il est questions ne coïncident qu’occasionnellement avec des composants anatomiquement pertinents.

[6« Ceci est ton corps, sexué, composé de tels organes, ayant telles fonctions, procurant telles sensations... »

[7Le terme sexualité étant lui-même piégé puisqu’il participe de cette fonctionnalisation.

[8Il est facile de trouver des personnes défendant les théories queer qui disent des bêtises. Il est niais d’en déduire quoi que ce soit sur ces théories. Il est dérisoire d’espérer faire de cette niaiserie un argument.

[9On aura, de préférence, évité de lire les écrits originaux reconnus « majeurs ». On s’en tiendra souvent à la lecture de commentaires, éventuellement produits par des adeptes qui n’ont pas plus lu ou fort mal lu ; la falsification délibérée (venant de personnes ayant lu et compris ces théories) restant marginale.

[10En ce qu’elle fait en sorte que ses fondements et donc ses limites restent, par tous les moyens, des impensés.

[11En ce qu’elle défend des positions conquises en fétichisant un état de la pensée et de l’organisation politique sans interroger en quoi les limites de cette pensée participent de l’explication des échecs passés et des reculs présents. sans s’interroger sur ses capacités mobilisatrices et émancipatrices ; en faisant son possible pour fermer des ouvertures de pensée et de lutte au seul motif qu’elles remettent en cause un état figé des rapports de forces et du compromis atteint dans le dispositif symbolique qui, verrouillant le second dégrade le premier.

[12Corps réduit à la face externe de l’enveloppe.

[13Donc aussi en jouant avec et se jouant de ce registre.

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