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Identités, conformité
jeudi 6 janvier 2005, par
Sur le forum du Caritig, un jour, une lycéenne à posé des questions dont la pertinence m’a frappée. Pour être honnête, j’ai carrément été estomaquée. Comment se faisait-il que ces questions n’aient pas été abordées, avant ? Étaient-elles tabou ? En tous cas, elles m’intéressaient assez pour que je rédige un longue réponse. C’est ce texte, dans son intégralité et sa temporalité que je reproduis ici. Pour le rendre plus compréhensible, je rappelle le message de la lycéenne.
D’autres réponses ont été apportées, aussi je vous suggère de les lire toutes, sur le forum.
Etant élève de terminale , j’ ai la possibilité de présenter a la fin de l’année un T.P.E ( Travaux Pratiques Encadrés) Avec une camarade de classe nousa vons choisi de nous interoger sur le transexualisme ....
Il nous est appartue lors de nos recherches que l’ identité sexuelle n ’avait rien de biologique .... POurtant j’ ai pu lire qu ’il y avait une loi qui consideraient que le transexualisme etait une maladie ....Tout en disant qeu cela n ’est pas une perversion ..... N ’est ce pas un peu contradictoire ?
COnsiderer le transexualisme comme une maladie n ’est ce pas plutot une manière de nier que notre construction sociale suivant l’axe homme/femme est eronée et que cette dernière est du a l ’histoire et la culture. Celles ci s’ étant apres imposées comme loi naturelle.....
Je me suis posée la question de savoir si le desir de vouloir changer de corpe etait aussi du d’ une certaine manière a "rentrer" dans les critères de notre société.....Car cette dernière a assigné au fil des siècles des roles a chacun des deux sexes ( qui ont evoluée bien sure ) en ceci etant c ’est peut etre que pour cela que l’ on ressent ce décalage entre son corps et son identité....
Pourriez vous reagir a cela ....
J’ ai bcp de mal a m’ exprimer et j’ espère que je n’ ai blessé personne....Le cas contraire je n’ en excuse
*S*
Bonjour,
Je trouve que les questions que tu poses sont tout à fait pertinentes. Elles visent tellement juste que, franchement, si tu n’avais pas dit que tu es en Terminale, je ne l’aurais pas soupçonné.
Identité sexuelle
Tu utilises l’expression "identité sexuelle" pour distinguer l’identité de la personne de ses "caractéristiques" biologiques. Je crois que la notion de "genre" (et donc d’identité de genre) est celle qui conviendrait le mieux, dans ce cas. L’idée est que le sexe serait, dans la grande majorité des cas, déterminée biologiquement, indépendamment du genre. Je trouve cette distinction utile mais très simplificatrice. Elle suppose que le sexe serait un concept purement scientifique, relevant des seules sciences du vivant. Or, il n’en est rien. Le sexe, même séparé du genre, reste une construction "culturelle" historique. En ce sens parler d’identité sexuelle" est tout à fait justifié.
De plus, n’envisager le genre que selon l’axe homme-femme aboutit à reproduire dans le domaine de l’identité, la division mâle-femelle. Ce faisant, le "genre" contribue à naturaliser la division homme-femme de deux manières. D’une part, il importe dans le domaine de l’identité une notion dont la pertinence est supposée vérifiée. Utiliser une notion qui a gagné sa respectabilité dans un domaine pour l’appliquer à un autre est toujours très risqué... C’est une erreur de raisonnement assez fréquente. L’exemple classique est celui de la "sélection naturelle". Cette notion, forgée dans le cadre de la théorie de l’évolution des espèces, a considérablement contribué a améliorer notre connaissance du vivant. Certains ont eu la très mauvaise idée de la transposer à l’analyse du fonctionnement des sociétés humaines. En simplifiant au maximum, on en arrive a expliquer que les riches et les pauvres, les possédants et les démunis, les oppresseurs et les opprimés sont le résultat d’une sélection naturelle, dans la société. Voilà le genre d’énormité que produit la transposition d’une notion d’un domaine à un autre...
D’autre part, le genre ainsi définit légitime le caractère naturel que l’on attache abusivement à la notion de sexe. Le plus cocasse est que cela se produit à un moment historique où cette légitimité est largement contestée. Si la division sexuelle a une pertinence dans la compréhension de la reproduction sexuée (et pour cause...) son rôle dans la reproduction de l’espèce n’a jamais été aussi peu déterminant. D’un côté, la perpétuation de l’espèce humaine ne se pose pas en termes de sa capacité à se reproduire mais bien de sa capacité à se détruire. De l’autre, le développement des techniques de reproduction bouleverse la représentation (historique) que l’on s’était forgée de la reproduction sexuée.
Ainsi donc, en utilisant l’expression "identité sexuelle", tu mets le doigts sur des questions majeures, à mon humble avis.
Le transsexualisme comme une maladie
Comme tu le soulignes, qualifier de maladie (le plus souvent mentale) des états ou des comportements qui remettent en cause les croyances sur lesquelles repose un ordre symbolique est une pratique courante. D’autres personnes ayant contesté la division des rôles suivant le sexe en ont fait les frais, des homosuelLEs forcément "perversES" aux féministes forcément "hystériques".
Toutefois, la classement comme maladie du transsexualisme a un effet paradoxalement positif, dans une certaine mesure. L’organisation du système de santé fait que les personnes doivent être qualifiées de "malades" pour bénéficier d’un accès aux services de santé : soins, médicaments... De plus, cette qualification détermine la possibilité de voir une partie des dépenses de santé pris en charge par la collectivité (sécurité sociale, mutuelle...). Quand on connaît le montant prohibitif de certains traitements ou de certaines interventions cela peut devenir primordial pour les personnes souhaitant en bénéficier.
L’effet positif est à double tranchant. D’une part, il oblige les personnes souhaitant bénéficier des services de santé à se conformer (délibérément ou non) à la définition rigide qui est faite de la maladie. D’autre part, ce sont des médecins qui déterminent si une personne est, ou non, atteinte de la dite maladie. Autrement dit, c’est la société, par le biais d’une institution, qui se réserve le droit d’accorder ou de refuser à une personne les moyens de son expression identitaire la plus intime. Quelles que soient les raisons (parfois louables, souvent mauvaises) qui motivent pareille réserve, une telle pratique est totalement contraire à l’idée que l’on peut se faire des libertés individuelles. En France, les choses vont encore plus loin puisque le changement d’état civil est conditionné au suivi d’un parcours médical prédéterminé, dont le classement comme "malade de transsexualisme" est le point de départ et la réassignation sexuelle par voie chirurgicale (dûment constatée par un expert !) le point d’arrivée..
Malgré ses limites, le classement comme maladie est aujourd’hui la seule forme de reconnaissance sociale officielle offertes aux personnes ne se reconnaissant pas dans le genre qui leur a été attribué depuis leur naissance. On comprend donc les réticences de certaines personnes et associations à tirer un trait sur cette reconnaissance. Mais force est de constater que bien des personnes se retrouvant dans la situation précitée ne se reconnaissent pas du tout dans la définition médicalisée du transsexualisme. Car le "transsexualisme" est loin de synthétiser l’ensemble des aspirations identitaires liées au genre.
Quelles que soient les identités qu’elles revendiquent (transgenre, queer, butch, travesti, shemale...), les personnes n’entrant pas (ou refusant d’entrer) dans la définition officielle du transexualisme se voient socialement occultées ou confinées dans des représentations caricaturales "acceptables", le plus souvent à travers la marchandisation des corps (spectacle, commerce sexuel). Pour elles, la forme actuelle de reconnaissance du transsexualisme tend à les marginaliser. Il y a donc là les germes d’une opposition entre sous-groupes de la "galaxie transgenre". Le problème est classique, d’autres groupes l’ont déjà vécu.
L’une des voies permettant de désamorcer cette opposition est l’élargissement à de nouvelles catégories des avantages accordées au premières bénéficiaires. Ce genre d’évolution n’est jamais naturelle et résulte toujours de la mobilisation des individus et des esprits. Encore faut-il que cet élargissement soit possible... Or, l’opposition que j’évoque ne porte pas sur la définition du transsexualisme mais sur les concepts mêmes dans lesquels cette définition est formulée. Ainsi, la bipolarité - sans laquelle le transsexualisme officiel perd toute signification - sera radicalement contestée par certaines personnes transgenre ou queer. Pour d’autres, qui souhaitent voir reconnue la fluidité de leur identité, c’est l’unicité dans le temps qui sera insupportable. Le fait est que le transsexualisme-maladie impose une problématique où les deux termes sont indissociables, excluant tout autre approche.
Cette problématique est celle de la "transition-traitement". En effet, suivant le transsexualisme officiel, il s’agit de passer d’une situation conforme (insupportable) à une autre situation conforme (souhaitée), où seule la transition transgresse les normes établies. Le traitement est le pendant médical de la transition, l’expression moralement acceptable, à travers le prisme de la maladie, d’une situation jugée anormale (la médication hormonale à vie est considérée totalement différemment, comme une médication de maintient d’équilibre, au même titre qu’un traitement de prévention des maladies cardio-vasculaires). Cette problématique ne permet de formuler que des besoins afférents au cadre qu’elle délimite : accès, durée, qualité, coûts. L’adopter conduit à intérioriser l’anormalité associée à la période de transition et désarme pour faire valoir des droits sociaux (état civil, travail, dignité...) qui devraient y être attachés. Le seul "fondement" pour faire valoir ces droits devient le caractère transitoire de la situation (anormale) ; un socle bien trop étroit pour légitimer un droit positif, et qui cantonne à l’arbitraire de la dérogation ou de la tolérance.
D’autres sous-groupes expriment des besoins de santé comparables à ceux exprimés par les personnes entrant dans la définition du transsexualisme officiel : traitement hormonal, chirurgie, orthophonie, épilation... Il y a, bien sûr, les personnes rejetées par le système officiel de tri mais également des personnes qui ne se reconnaissent pas dans les catégories officielles et qui n’ont nulle envie de suivre le parcours balisé. Celles dont la construction et l’expression identitaire est incompatible avec la division en genres, essentiellement ou temporellement, ne peuvent que combiner une demande d’accès aux soins à la reconnaissance sociale et juridique d’identités non conformes. Les secondes fournissant le socle du premier. Ainsi, bien que l’on retrouve les deux mêmes types d’aspirations que précédemment, leur place relative est inversée. Ce qui est socialement considéré comme une période transitoire inévitable par les une est considéré comme une situation ordinaire souhaitable par les autres. Ce que les unes voudraient aussi éphémère que possible les autres ne peuvent l’envisager que dans le temps le plus long possible. Si les unes pouvaient espérer se faufiler (aussi vite que possible) dans le treillis de la normalité, les autres se voient contraintes de le contester.
Les personnes revendiquant des identités non conformes ne peuvent donc pas négliger la contradiction que tu soulignais. Elles ne peuvent adhérer au paradigme de la "maladie". Elles sont bien obligées de pointer l’inadéquation du schéma bipolaire parce qu’il ne contient que deux pôles (mais on pourrait en ajouter) mais aussi parce qu’il impose de n’occuper qu’une position. Affirmer l’existence d’une multiplicité de positions et la possibilité de se mouvoir entre ces positions, voire d’occuper toute position intermédiaire, équivaut à vider de toute pertinence la notion de "pôle". De la radicalité incontournable de cette contestation naît l’extrême difficulté à lui trouver une expression. En prenant la mesure de l’enjeu, on conçoit d’autant mieux que certains sous-groupes aient préféré porter le fardeau de la contradiction pour se focaliser sur des droits limités qui leur semblaient à leur portée. Il est toujours difficile de concilier le court terme et long terme, le général et le particulier. Il n’y a personne à blâmer.
Mais tout renoncement a un prix. Et le cours de idées, s’il est fait d’avancées connaît aussi des reculs. À force de ne pas vouloir effrayer la société bien pensante, on risque de passer pour des défenseurs de micro-particularismes dont personne d’autre que nous (un "nous" de plus en plus fragmenté) ne voit l’intérêt. Or, les droits des personnes "transgenre", dans toute leur diversité, concernent touTEs les citoyenNEs car ils relèvent de droits fondamentaux. En tous cas, il faut espérer que nous arriverons à le faire comprendre. Sinon, nous serons condamnées à être ballottées par le flux et le reflux de la compassion et de la pitié que nous inspirerons à nos contemporains.
Changer de corps par "conformisme"
Là encore, ta remarque ne manque pas de sagacité. Je ne reviens pas sur le caractère particulièrement conforme du transsexualisme officiel que tu pointais et sur lequel j’ai essayé d’exposer mon point de vue. Je pense que ton interrogation sur le "conformisme" appliqué au corps peut être étendu à toutes les expressions de genre, même celles qui se veulent non conformes. Toutes se nourrissent de stéréotypes. La "Grande" question est de savoir si l’usage qui est fait de ces stéréotypes les dilue ou les renforce. Autrement dit, est-ce qu’en jouant de ces stéréotypes on va réussir à sortir du carcan qu’il nous imposent. Mais avant d’aborder cette Grande question, il peut être intéressant d’adopter le point de vue des personnes elles-mêmes.
Le premier constat qui s’impose est que, pour toutes ces personnes, le fait qu’elles puissent exprimer leur identité est un immense, un énorme soulagement psychologique, moral et physique. Il ne faut jamais perdre de vue le désarroi, voire la détresse, dans lesquel sont plongées les personnes vivant les situations que nous évoquons depuis le début. Stéréotypes ou non, la première des exigences est donc que toutes les barrières à l’expression de ces identités soient levées (sociales, professionnelles, juridiques, médicales, etc.). C’est la priorité des priorités. Le fait qu’unE transsexuelLE revendique le droit à disposer d’un corps aussi conforme que possible au stéréotype valorisant d’une femme (un homme) me semble pleinement légitime. La seule chose qui me parait importante et que cette légitimité ne soit pas mesurée à l’aune du conformisme de la demande. Ainsi, une demande de traitement hormonal "seul" est pleinement légitime, comme l’est une demande de chirurgie "partielle", comme l’est la demande d’implants... J’entends déjà la critique... En fait je l’ai déjà entendue ;-) "Cela ne fait-il pas, un peu supermarché ?". La réponse est "non". Pas un "non" abstrait à une question abstraite, mais un non concret qui prend en compte des besoins réellement exprimés par des personnes réelles.
Pour le moment (ça peut changer dans 50 ans), les modes d’inscription dans le corps de caractères identitaires liés au genre sont toujours amplement mûris. Je ne parle pas de fantasmes d’interventions sur le corps nourris de manière irréfléchies par bien des gens (qu’on n’imagine même pas), mais des passages de l’acte. Cela a de telles implications sur sa vie sexuelle, relationnelle, familiale, professionnelle que ce n’est pas le genre de "fantaisie" que l’on fait sans y penser. Dans ces conditions, tenter un parallèle avec l’achat impulsif en supermarché n’est - dans l’abstrait - pas idiot, mais il est - concrètement - inapproprié et déplacé.
Reste la Grande question. Là dessus, je t’avoue être vraiment sèche ;-) J’ai essayé de lire des articles, des bouquins de gens qui m’ont semblé très intelligents, des trucs tellement denses qu’ils te tombent des mains et je ne suis pas plus avancée. Je crois que c’est vraiment une *très* Grande question. C’est la question de la transformation. Peut-on non seulement imaginer mais construire un monde nouveau avec des bouts l’ancien ? Peut-on inventer de nouvelles identités libérées de la tyrannie du genre en les nourrissant d’un patchwork de genres ?
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, je suis plutôt une pragmatique. J’ai envie de répondre "commençons par expérimenter, sans attendre que la réponse nous tombe toute rutilante, bien empaquetée, comme le résultat d’une belle réflexion savante" ;-)
Voilà... J’ai été longue, comme d’habitude ;-) Mais j’espère avoir contribué à te répondre.
Messages
1. Identités, conformité, 24 août 2006, 16:18, par Cris
"Or, les droits des personnes "transgenre", dans toute leur diversité, concernent touTEs les citoyenNEs car ils relèvent de droits fondamentaux."
Droit fondamental s’il en est : Le principe du premier article de la déclaration de 1789 repris un peu partout depuis : Le principe d’égalité.
Toujours pas appliqué pour les sexes et les genres. On devrait avoir les mêmes droits indépendamment du sexe comme du genre. Il n’en est rien. Certains vêtements par exemple sont interdis à certains et autorisés à d’autres. Sui eux-même se voient interdire des vêtements autorisés aux premiers. Et ce en fonction du sexe juridique. L’administration tient compte de la mention du sexe (et donc du rapport de sexe entre deux personnes ou du changement de sexe), imposée partout à commencer par sur la carte d’identité*, pour autoriser ou non une union, une adoption, etc...
La libre disposition de son corps et la libre auto-détermination de genre concernent tout le monde. Et devraient être des valeurs et des droits fondamentaux, au nom de la primauté des choix éclairés sur l’imposition à tous d’un ordre unique ("moral", politique, médical ou autre) aux valeurs subjectives.
*C’est pas moins odieux et injustifiable d’imposer la mention du sexe (et la discrimination légale qu’elle permet et donc la discrimination incivique qu’elle incite) que de mention la couleur de peau ou la religion (des parents).
Voir en ligne : Espoir d’1 rat vert