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Le féminin comme technologie
dimanche 1er juillet 2007, par
L’emploi du féminin est trop exclusivement pensé en termes bipolaires : identification ou contrepoint. On peut pourtant y recourir comme à une technologie de mise à distance du masculin, pour en desserrer l’étreinte, dans le but de se soustraire au genre, non pour en enrichir les modalités.
La lutte pour tenter de s’affranchir de l’assignation entretient des relations complexes, ambigües mais semble-t-il nécessaires avec les stéréotypes du système bipolaire.
Certaines réponses aux questions que cela pose sont aujourd’hui convenues. Ainsi, la notion passe-partout de "renversement subversif" se trouve fréquemment convoquée. "Hé Banane, je ne copie pas la norme, je la subvertis"... Est ainsi évacuée l’extension du champ de la norme dans les rangs de ceux qui souhaitent la combattre. De nombreux exemples sont convoqués, à juste titre pour appuyer cette thèse. Mais de quelle thèse s’agit-il ?
Moins fréquente mais assez présente est la thèse de la mobilité. La mobilité entre stéréotypes minerait les stéréotypes. Je prétends qu’elle ne fait que déplacer le point de focalisation de la transgression, tant que la société est régie par l’ordre bipolaire. Ce n’est pas tant la mobilité bipolaire qui questionne le stéréotype que les imperfections dans sa reproduction, pour autant qu’elles ne remettent pas en cause la crédibilité [La perfection, elle, ne remet en cause que la rigueur de l’assignation, la certitude qu’on lui confère (la certitude n’est pas rien...)].
La combinaison d’éléments de stéréotype (fluidité) est d’une autre nature, puisqu’elle ne les respecte pas. Il convient cependant de distinguer l’évolution des stéréotypes (parfois tourmentée) des oppositions. Le fait que les secondes puissent déboucher sur les premières n’enlève rien à leur caractère potentiellement subversif.
Mobilité et fluidité ont partie liée. D’abord, parce que rien n’empêche de les combiner comme le démontrent nombre de pratiques dissidentes inscrites dans des démarches centrées sur le genre ou non. Mais aussi parce que l’incorporabilité de ces modalités n’étant pas la même pour toutes on peut être conduite à opter pour l’une ou l’autre tout en les inscrivant dans le même registre d’action.
le stéréotype comme instrument de neutralisation
Il existe pourtant une autre utilisation des stéréotypes. C’est celle qui consiste non pas à construire ou imiter un autre stéréotype mais à en utiliser un pour en neutraliser un autre. Cet acte, en lui-même, ne déconstruit pas le stéréotype, mais crée des marges de mouvement [1]. En ce sens on peut concevoir les stéréotypes et au delà les interactions qu’ils permettent d’établir et de développer comme des technologies. Ainsi, pour une AHN (personne assignée homme à sa naissance) la mise en jeu du stéréotype féminin peut avoir pour vocation principale de desserrer l’étreinte du masculin.
On peut alors penser la contradiction entre une démarche de désinscription du genre et une phénoménologie genrée. Pour qu’une telle démarche [2] opère, il faut que la reproduction du stéréotype soit convaincante, afin de permettre les interactions sociales sans lesquelles l’étreinte de l’assignation initiale ne peut être relâchée. Ceci suppose, évidemment, que les interactions soient suffisamment impliquantes pour que soit dépassé le niveau superficiel qui peut être totalement régi par le stéréotype. Autrement dit, la technologie n’opère, comme instrument de désinscription, que pour autant qu’elle place le sujet en situation de devoir construire des significations, libéré des codes assimilés. Le féminin (resp. masculin) fonctionne pour autant que la personne ne s’y abîme pas. Dans ce contexte les imperfections, aspérités, [dans la reproduction] sont des appuis fort utiles et d’autant plus efficaces qu’ils sont relayés dans l’interaction sociale. D’où la chance [finalement] de rester convaincante sans pour autant faire illusion.
Il existe cependant une asymétrique irréductible entre AHN et AFN. C’est que les deux stéréotypes auquel chacune est sommée de se conformer sont produits dans un même régime politique, lui-même asymétrique. De ce fait, dans son exploitation du féminin, une AHN formatée homme risque toujours de prendre appui sur la part masculine dont le stéréotype féminin est la projection inversée (projection et non miroir car il n’y a pas de symétrie même s’il y a, comme dans toute relation de domination, une part réflexive). L’ampleur du risque dépend de nombreux facteurs tels que l’adhésion antérieure au stéréotype, sa durée..., et l’attention portée à ce risque permanent de résurgence.
Le risque est particulièrement important lorsque la personne se trouve confrontée au vide apparent des significations à attacher à ses nouvelles formes de sociabilité. En effet, dans les interactions de surface (et qui restent de surface grâce aux imperfections qui entretiennent le "jeu") la codification attachée aux stéréotypes est suffisante. Au delà, la personne doit produire le sens qu’a pour elle de se socialiser selon cette modalité. D’une manière ou d’une autre, le spectre de l’identification rôde toujours. Or, en l’absence d’expérience suffisante, l’identification ne peut fonctionner que de manière projective. En gros, l’AHN construit (en miroir, cette fois-ci) la signification supposée féminine. L’explication peut paraître abstraite. Elle traite pourtant de situations extrêmement courantes et concrètes. Lorsqu’une AHN déclare exprimer *sa* part féminine, elle ne fait rien d’autre que réfléchir l’image qu’elle projette. Cette "part" n’est qu’une fraction de l’image miroir du féminin auquel le régime hétéropatriarcal assigne et dans lequel les hommes imposent les normes, même s’ils ne prennent en charge qu’une part de l’intendance de l’assignation.
L’inconvénient du féminin est aussi son avantage. L’attrait qu’il exerce vient [sur ce plan] de ce qu’il apparaît comme une technologie immédiatement disponible, directement utilisable. Le féminin est le moyen le plus simple pour [tenter de ] se soustraire au masculin. Il en existe nécessairement d’autres, mais celui-ci semble (faussement) prêt à l’emploi. Pour peu qu’on le mobilise comme une technologie et non comme un modèle, elle soustrait celui qui la pratique aux impératifs du genre. En effet, dans l’interaction, les éléments rituels sont alors manipulés comme des rituels. Ainsi, lorsqu’une personne s’adresse au féminin à une AHN se présentant au féminin, elle n’a pas d’attente précise vis-à-vis de la personne. Pour la personne extérieure, la créature est un ovni (qui questionne la création). C’est cette liberté d’interaction, de comportement, qu’il s’agit d’investir [voilà pourquoi le trav de salon est condamné à la reproduction réflexive].
De ce point de vue, le trouble créé chez les interlocutrices est donc essentiel au fonctionnement de la technologie. Le moyen le plus simple de créer ce trouble est dans l’utilisation d’artefacts (vêtements, prothèses, maquillage, accessoires, postures, phrasés...). Ce n’est pas le seul, j’y reviendrai, mais c’est le plus rapidement accessible. Voilà pourquoi la maîtrise des artefacts, leur appropriation (leur investissement par le sujet) sont si importants. Ils permettent de bâtir une représentation convaincante, exploitant le stéréotype, mais conservant une distance irréductible avec lui. Le trouble naît de ce que la créature emporte la conviction sans pour autant créer l’illusion.
Avec l’épanouissement de la personne, sa construction à la marge [double marge, rappelant qu’un rapport social n’est pas imaginaire] des repères de genre, son affirmation en tant que créature, le recours aux artefacts perd de sa centralité sans pour autant disparaître. La créature rejoint alors les personnes ayant pu avoir recours à d’autres technologies (détournement, neutralité...) pour maintenir à distance le masculin.
Une autre grille de lecture du corps
Mais l’interaction sociale n’est pas l’unique registre inattendu d’exploitation du féminin comme technologie. Le stéréotype est également mobilisé au service d’une réappropriation socialisée du corps. Il permet de mettre à distance la cartographie masculine selon laquelle sont sensées s’organiser nos propres perceptions. Ainsi, quelle que soit la charge normative associée extérieurement aux représentations du corps que l’on produit, l’exploitation technologique du stéréotype perturbe radicalement, sous certaines conditions, les conditions internes de lecture.
Le féminin engage à considérer légitimement le potentiel érotique du corps et enrichi son exploration par la banalisation de la mise à nue, permettant d’exposer le corps aux éléments et aux regards et d’exposer les sens aux effets de cette exposition combinée aux autres interactions. Mais surtout, il suggère, au minimum, une autre hiérarchie des surfaces (des « zones ») quand ce n’est pas une redistribution fonctionnelle (telle partie du corps étant sensée être le siège de production de tel type de plaisir [3]). Il en découle une mise à distance et une expérimentation concrète du caractère construit des plaisirs et des « sens ».
Comme dans l’interaction langagière, le stéréotype ne fonctionne comme technologie qu’à condition d’être mobilisé commet tel. En effet, s’il s’agit de se conformer à la grille de lecture du corps féminin tel que le produit et le propose le stéréotype, c’est-à-dire une projection du désir masculin dans lequel la femme est sensée trouver le sien du simple fait ,implicite, qu’elle serait « faite pour » le plaisir de l’homme, au sens le plus essentiel de la formule, il ne reste que l’oppression. Or, je fais une différence entre exprimer politiquement l’ancrage de ma propre oppression dans l’oppression des femmes, la partager explicitement - pour partie, puisqu’elle est, implicitement, constitutive du genre qui m’opprime et se soumettre à cette oppression par allégeance au genre.
Dans cette relecture du corps, les artefacts ont un rôle paradoxal. S’ils participent bien des conditions de possibilité de cette mise en relecture, ils empêchent salutairement l’entreprise de séparation du corps de ses lectures d’être conduite à son terme. Ils rappellent que les corps eux-mêmes ne sont pas des donnés dont il s’agirait de ne contester que les lectures normées et assignées, mais des co-produits de ces lectures. Autrement dit, qu’il est impossible de produire des lectures autres sans co-produire « simultanément » des corps autres. Et les lectures qu’ils permettent seraient vidées de leur sens si on voulait les appliquer aux corps « originels [4] », quand bien même cela serait techniquement envisageable. Une perte de sens dont l’incorporation des artefacts préserve.
Quand la violence trace les lignes
On ne peut donc attacher la même signification au recours qui est fait aux stéréotypes selon la lecture qui en sera faite non seulement par la personne mais aussi par les personnes avec lesquelles elle communiquera. Il est particulièrement important d’en prendre conscience car l’attachement aux signes extérieurs est aussi fort chez les AFN que chez les AHN transgenres. Faute de quoi on risque de ne pas aller au delà d’une opposition infondée et politiquement destructrice.
Ainsi, une personne bizarre reste irrémédiablement bizarre, quelle que soit le degré de fidélité avec lequel elle s’empare du stéréotype. Le reproche fait à ces personnes par la plupart des féministes d’entretenir le stéréotype est inapproprié dès lors qu’il prend le stéréotype comme référence et non sa mobilisation dans un rapport social. Loin des débats fumeux, toute personne qui évoluera socialement aux côtés d’une personne transgenre constatera (à travers toutes les formes d’agressions quotidiennement vécues) à quel point le stéréotype est mis en tension (et non renforcé) à travers la posture délibérée de « banalisation » [5]. Et la majorité des personnes AFN refusant de se plier au stéréotype de l’hyperféminité constateront qu’elles sont, malgré leurs efforts de « différenciation », exposées au rapport social traditionnellement attaché à ce stéréotype et dont elles souhaitaient s’affranchir. Cette contradiction exprime le fait que deux stéréotypes cohabitent : celui de l’hyperféminité incarné par la marchandisation immédiate des corps (mode, prostitution) et celui du féminin réellement existant, intégré par le marché et la publicité de firmes transnationales de la grande consommation. SeulEs les AFN bizarres (butch, transgenre, XXboys, androgynes...) s’inscrivent ouvertement en rupture avec ces formes et s’exposent d’ailleurs, de fait, à des formes de violence qui leur sont spécifiques.
Certes le second stéréotype n’existe que parce des femmes ont lutté pour qu’il gagne droit de cité, pour être visibles, ni occultées, ni sacrifiées. Il n’en est pas moins devenu un stéréotype et les AFN qui s’y conforment savent parfaitement qu’elles en retirent d’être lues conformément au stéréotype.
On peut concevoir que certaines vivent l’utilisation de l’hyperféminin comme une menace de retour en arrière. Pour savoir qui de l’AHN bizarre - en tailleur jupe - ou de l’AFN conforme - en jean t-shirt - perturbe le plus le système hétéronormé, il suffit de parcourir 50 mètres dans la rue ou 10 mètres dans le métro.
[1] En déduire qu’il ne déconstruit rien serait se laisser piéger par l’injonction. Ne pas déconstruire le stéréotype ne signifie pas ne pas déconstruire le rapport social. Autrement dit, le rapport social n’est pas le cadre historique d’expression du stéréotype, il le produit et le met en scène. Et ce n’est pas tant le stéréotype formel, en tant qu’objet séparé, qu’il s’agirait de déconstruire que de miner les marqueurs en vertu desquels le stéréotype sert d’appui au rapport social.
[2] Il s’agit bien d’une pratique et non d’un état.
[3] Et non plus simplement de telle sensation.
[4] Conformes.
[5] C’est la banalisation décalée qui produit cette tension.