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TravestiEs : le couperet du passing

vendredi 15 octobre 2004, par Flaz

Est-ce que je
passe(rai) ou pas ? Voilà bien une question que nombre
d’entre nous, travestie ou transexuelLES nous sommes posées. À
un moment donné de notre parcours, elle nous a même paru
capitale. Dans certains cas, le simple fait de nous poser la question
a suffit à placer un obstacle infranchissable sur le difficile
chemin de notre épanouissement personnel. On peut cependant
s’interroger sur son importance !

Bien sûr,
relativiser ne signifie pas généraliser le
relativisme... Qui contestera que le passing soit un élément
majeur du parcours de tel ou telle transexuelLE ? Ce qui devrait
titiller notre intelligence n’est pas que le passing puisse être
un point clé de tel ou tel parcours de personne transgenre
mais bien qu’il apparaisse comme une sorte d’invariant, un
constituant obligé de démarches extrêmement
variées ; comme si le transexualisme canonique devait
structurer normativement tous les parcours transgenre. C’est donc la
supposée évidence de la question du passing que je
contesterai, principalement d’un point de vue des travesties (mâles
en femmes). Mais, avant tout, précisons que ce nous
appellerons passing.

Le passing n’est
autre chose que la crédibilité : être
crédible en tant que femme (ou homme selon le sexe considéré).
Pour la plupart des travesties, se fixer un tel objectif n’est qu’un
moyen idiot de s’interdire d’exister. On parvient à ce
résultat regrettable en essayant de suivre mille et une
recettes, plus ou moins reconnues et cotées au hit-parade du
faux-bon conseil transgenre..

La stratégie du passe-muraille

L’une des
techniques de passing souvent recommandée est de "s’habiller
avec un sac2",
dans l’espoir de devenir invisible. L’argument "imparable"
avancé pour étayer cette stratégie est "regardez
comment s’habillent les femmes". Pourtant, à bien y
regarder, le "conseil" comme l’argument sont idiots.

En effet, on ne
s’habille pas au féminin pour s’habiller comme la moyenne des femmes mais
pour exprimer une partie de notre personnalité. Dans cette
démarche, les statistiques vestimentaires ne sont d’aucun
secours. Nous voulons, avant tout, nous habiller comme des nanas
féminines. Certes, il existe de nombreux registres sur
lesquels définir ce que l’on trouve "féminin".
Mais, même avec beaucoup d’imagination, je n’en connais aucun
sur lequel "s’habiller avec un sac" soit satisfaisant. Ce
"conseil" est donc criminel car il nous enjoint ne nous
priver d’un moyen d’expression. En fait, il nie ce que nous sommes.
En gros, on nous dit : "si vous n’avez pas compris que les
fringues de nana ne vous vont pas et si vous persistez à
vouloir vous habiller en nana, mettez un sac. Au mieux on ne vous
verra pas. Au pire, ça vous ira aussi mal qu’à une
femme et vous aurez presque atteint votre objectif lamentable..."

Quand nous nous
habillons en nana, nous faisons une performance. Le but n’est pas de
passer pour une nana mais de composer un personnage accessible aux
autres, même s’il est nécessairement décalé.

La distance de passing

L’un des point les
moins évoqués dans les recettes de passing est celui de
la distance, physique ou
sociale. La raison en est
simple : une technique de passing digne de ce nom devrait
pourvoir résister au test élémentaire qui
consiste à s’excuser si l’on bouscule quelqu’un ou à
répondre à un compliment. À quoi bon déployer
des efforts pour "passer" si ceux-ci ne nous condamnent à
nous emmurer dans notre costume ? Or, aucune des techniques
communément conseillées ne "passe" ce test
élémentaire !

Il existe bien des techniques permettant de faire illusion jusqu’à
quelques mètres... Mais elles ne nous servent à rien,
sauf si l’on parvient, d’un coup de baguette magique, à
maintenir toute personne à cette distance. On lit ces
techniques avec intérêt mais on se demande toujours :
"que se passera-t-il en dessous de cette distance critique ?".
Et on a parfaitement raison de se poser la question car, sauf à
nous placer dans une cage, il n’existe pas de situation réelle
où les gens resteraient à quelques mètres de
nous.

Si l’on est préoccupé par son passing, chaque solution
partielle nous renverra à un nouveau défi, encore plus
angoissant que le précédent. Tout ça pour rien !
Car, au final, toutes les techniques buteront sur les derniers 70
centimètres, c’est à dire une distance correcte pour
échanger des mots avec une autre personne (dans la rue, au
restaurant, en boîte...). En omettant ce critère de
distance physique et sociale, les techniques de passing entretiennent
l’illusion que nous pouvons faire illusion. Nous sommes assez
fragiles pour nourrir l’espoir d’une telle illusion mais pas assez
sottes pour y croire. Nous nous retrouvons donc tétanisées
devant un obstacle techniquement insurmontable. Beau résultat !

Le taux de passing

L’une des promesses les plus ridicules des recettes est le taux de
passing, considéré comme la proportion de gens qui ne
nous "découvriront" pas, dans une situation donnée.
Une technique offrant un taux de 95% serait donc une bonne technique.
À l’inverse, une technique n’aboutissant qu’à 30%
serait déplorable. Mais à quoi, dans la vie réelle,
correspondent ces chiffres ?

Prenons "la rue en plein jour" comme exemple de situation.
A priori, nous sommes terrifiées à l’idée que
sitôt nous aurons mis le pied dehors, des centaines de regards
(piétons, automobilistes, clients des cafés...) se
poseront instantanément sur nous, d’un bout à l’autre
du boulevard. On sera donc intéressées par tout ce qui
pourrait accroître significativement notre taux de passing
"naturel".

La première choses à savoir est que 70 à 80% des
gens ne voient littéralement pas ce qui se passe autour d’eux.
Sauf à verser dans l’extravagance bruyante où à
s’écarter grossièrement du schéma visuel
classique permettant d’identifier une femme, en vision périphérique,
une personne dotées d’une morphologie moyenne (pour son sexe)
ne peut pas être remarquées par plus de 20 à 30%
des gens. Dans ces 20 à 30%, la moitié ayant déjà
son attention accaparée par autre chose, on atteint un taux de
passing naturel de 85 à 90%. C’est déjà
beaucoup, sans avoir rien fait. Sans être vraiment les reines
de la discrétion, nous sommes loin d’être l’attraction
que l’on pourrait craindre.

En faisant quelque effort, on pourra encore accroître
sensiblement ce taux. Mais le 100% reste illusoire, dans l’immense
majorité des cas. Il faut donc accepter d’être
"découvertes". De plus, ces taux valent pour une
personne en mouvement. Il suffira que l’on attende le passage d’un
feu au rouge, pour traverser la rue, ou que l’on prenne le bus, et
l’on verra ce taux chuter irrémédiablement.
Essentiellement obtenu sans effort, le taux de passing élevé,
n’est donc qu’une chimère que les aléas des situations
s’emploieront à dévoiler. Dans ces conditions,
s’accrocher à un taux est le meilleur moyen de renoncer à
tout car on a la lucidité de ne pas croire qu’une savante
combinaison de recettes puisse nous le garantir, en toutes
situations.

À quoi sert le passing ?

Si nous avons du mal à prendre les recettes de passing pour
des impasses, c’est parce que nous nous enfermons dans un conformisme
de genre qui nous fait croire que donner l’illusion d’être des
femmes est un passage nécessaire de notre expression. Accepter
l’inefficacité de ces recettes reviendrait alors à
considérer ce passage comme infranchissable, nous condamnant à
la solitude de nos chambres aux rideaux tirés. Nous préférons
donc y croire, dans l’abstrait. Mais, lorsque nous envisageons
pratiquement leur mise en œuvre, nous restons désarmées,
paralysées par l’intuition lucide de leur inefficacité.
Souvent, on culpabilisera, persuadées que c’est notre lâcheté
qui nous fait douter de techniques prétendument éprouvées.
On croira que nos réserves, pourtant faites de logique
élémentaire, ne sont que de mauvais prétextes.

Pour la grande majorité d’entre nous, le passing fonctionne
comme un piège, un supplice auquel
nous nous soumettons. Il nous attire mais nous fixe un objectif que
nous ne pouvons atteindre. Nous restons le yeux fixés sur cet
horizon qui, comme tout horizon, s’éloigne à mesure que
nous croyons nous en approcher. Les "conseils" de passing
renforcent et perpétuent le mythe, même si certains ne
sont, par ailleurs, pas
dénués d’intérêt pratique. Nous tournons
en rond et usons la moquette de nos salons alors que nous rêvons
d’entendre claquer nos talons sur le bitume. Sortir de ce cercle
vicieux est pourtant simple : il faut renoncer au passing.

Faire n’importe quoi ?

Faut-il, pour autant, ne faire aucun effort, se laisser-aller, rester
sourde à tous les avertissements, à toutes les
recommandations ? Certainement pas. Ne pas nous laisser aveugler par
le mirage du passing ne doit pas nous faire oublier que nous
composons un personnage. Or, la crédibilité de ce
personnage reste un enjeu. Ainsi, on peut fort bien ne pas passer
pour une femme, tout en étant féminines. Cette
distinction sera appréciée par les femmes et reconnue
par la majorité des hommes. Les fautes de goût
vestimentaire, les maquillages clownesques, les postures "gros
blaireau", seront difficiles à intégrer dans la
plupart des personnages que nous voudrions bâtir. Gardons-nous,
là encore, de surévaluer encore et toujours les canons
les plus normatifs (bcbg par exemple). Je connais des travesties
feliniennes tout à fait crédibles car profondément
sincères et naturelles.

Avant toute technique, la règle numéro un donc est la
sincérité. Le personnage sera d’autant plus crédible
qu’il exprime une partie de nous et que nous assumons avec fierté
cette partie
. Autour de nous, la majorité des gens recevra
comme vraie l’image que nous donnerons et ce, d’autant plus que nous
nous exprimerons, que nous donnerons à entendre que nous
sommes bien telles que nous nous montrons. Passé le moment
d’étonnement, les gens verront qu’ils ont affaire à une
personne pleine et entière, pas à un pantin. Dans cette
démarche, parler est capital ! D’où l’ineptie d’un
passing qui ne résisterait pas à l’échange
verbal. En nous travestissant, nous communiquons quelque chose à
notre environnement (sinon, il suffit de rester chez soi) et nous
devons admettre que cet environnement puisse ne pas nous "capter"
du premier coup. Attention, cela n’excuse aucune intolérance.
Être tolérant c’est précisément respecter
ce que l’on ne comprend pas ou ne partage pas.

Être sincère, assumer, communiquer... l’alternative
proposée au passing n’est-elle pas encore plus ambitieuse,
plus inaccessible ? Certes, elle demande un réel travail sur
soi, mais l’audace où le courage n’ont pas grand chose y
faire. Elle est avant tout question de maturité. Surtout, elle
ne dépend que de nous, indépendamment
de notre capital morphologique et de notre maîtrise de telle ou
telle technique.

Apprendre à parler trav

On
s’en doute, la sincérité ne suffit pas pour être
entendue et par là même acceptée. Nous sommes
parfaitement sincères lorsque nous exagérons tel ou tel
"attribut" féminin exprimant ainsi une frustration,
un désir trop longtemps contenu3.
Mais "trop en faire" risque immanquablement de brouiller
notre personnage, de rendre inintelligible ce que ce personnage dit
de nous. Idem lorsque nous adoptons les archétypes les plus
dévalorisants... Comme dans toute communication, la maîtrise
de sa propre expression passe par une certaine mesure. N’oublions pas
que l’enjeu est d’assumer fièrement les facettes de notre
personnalité que nous allons mettre en valeur. Il ne s’agit
pas de s’habiller et de sortir en "traçant la route",
enfermée en nous-mêmes, le regard perdu dans un néant
lointain, terrorisée à l’idée que l’on puisse
nous "agresser" la parole, indifférente au monde qui
nous entoure, incapable d’interagir avec lui.

Débarrassées de l’impératif de faire illusion,
nous devons néanmoins maîtriser les langages que nous
avons choisis (le travestissement). C’est alors - et seulement alors - que les techniques nous seront utiles (maquillage, fringue,
accessoires, prothèses, postures, etc.). La différence
majeure dans l’emploi que nous ferons de ces techniques réside
dans le fait que nous les mobiliserons pour composer un personnage
vrai et réel et non pour tenter vainement d’imiter une image
idéalisée qui n’a pas grand chose à voir avec
nous, ni avec les femmes.

La principale difficulté n’est donc pas d’ordre technique.
Elle réside dans le fait que l’objectif de vérité
que nous assignons à notre personnage ne peut être
donné, une fois pour toutes... Encore moins la première
fois ! Comme tout personnage que nous construisons, le façonner
demande du temps et passe par des essais et des erreurs qui nous
apparaissent dans l’interaction avec les autres et nous mêmes.
À l’instar de notre personnalité, il ne peut se
construire qu’en s’exprimant4.
Il est donc impossible d’être "juste" du premier coup
puisque des ajustements seront nécessaires. Pourtant, la
condition sine qua non pour que cet apprentissage puisse se faire est
qu’il y existe une première fois.

Le premier pas

Toute maturation mise à part, mon expérience
personnelle me ferait dire que là détermination ne doit
pas manquer. Mais celle-ci n’émerge pas du néant. C’est
l’absolue conviction de la nécessité de cette première
fois et la maturité du refus de continuer à vivre
amputée de soi-même qui nourrit la détermination.
Qui plus est, il existe aujourd’hui des structures et surtout des
personnes qui se proposent pour accompagner celles qui le souhaitent
dans le franchissement de ce pas décisif.

Le passing n’est donc pas un passage obligé. Ce changement
d’attitude devrait permettre à de nombreuses filles de sortir
d’une cellule qu’elles n’ont pas bâtie mais dont elles
détiennent les clés. En forme de boutade on pourrait
dire que "passer" ce n’est pas passer pour une autre, c’est
être crédible dans le personnage que l’on se donne.
Celui-ci s’inspire évidemment du féminin, mais sa
crédibilité ne se mesure à la perfection de
reproduction des stéréotypes dont il se nourrit. Comme
les diraient les anglos-américains auxquels nous avons
emprunté le terme : "passing is not fooling".

1Je
suis bien consciente que le terme travestie pose problème
(cf. forum du Caritig). Je l’utilise, ici, pour désigner les
personnes qui utilisent tes tenues et des accessoires
vestimentaires réservés, en principe, par convention
sociale, aux sexe opposé, sans revendiquer le genre
généralement attribué à ce sexe. Suivant
cette défintion, unE transexuelLE n’est pas unE travestiE.

2Bien
sûr ça n’est jamais dit comme ça. On dira plutôt
"enfilez une robe ample, longue et d’une couleur peu
voyante..." Mettez sur le dos d’une nana un vêtement
correspondant à cette description et vous entendrez ses
vraies copines lui dire "Tu sais Betty, tu fais comme tu veux,
mais tu ne devrais pas t’habiller avec un sac" ;-)

3Ou
toute autre chose.

4
Nous en avons toutes un parfait exemple sous les yeux : notre
personnage ordinaire. Nous sommes loin de l’avoir façonné
en un jour.

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