Les inconvénients du mot sont proportionnels aux attentes que l’on nourrit en l’employant. Ainsi, entre transgenres, ça ne me dérange pas de me dire "travestie". Ce mot me sert juste à indiquer que je n’affirme pas être une femme dans un corps de mâle. Ce n’est pas très précis, mais ça donne quelques indications. Je ne nourris pas l’espoir de me définir en disant "je suis travestie". Vis à vis d’une personne pas du tout au fait des questions d’identité de genre, je n’utilise pas ce mot. Je préfère "transgenre", car c’est totalement incompréhensible. Or, je préfère que la personne se rende compte qu’elle ne peut pas comprendre sans s’interroger un minimum sur ces questions plutôt que de lui donner l’illusion qu’elle m’a compris.
Pour moi, le travail sur l’apparence est un moyen d’expression de ma personnalité. Je ne suis pas dans une démarche "d’authenticité" (par rapport à quoi ?) mais d’expression, de sincérité (au sens où c’est toujours moi qui parle, agit et réagit). D’ailleurs, je trouve le "costume" féminin aussi contraignant que le "costume" masculin. Mais il me permet de rendre vivante, aux yeux des autres (et donc aux miens, aussi), une partie de moi que je sens étouffée dans ma manière de porter le costume d’homme. Ce qui me pèse vraiment, c’est d’être obligée de revendiquer un genre particulier et donc d’endosser un costume particulier. Mon sexe ne me gêne pas, c’est le genre qu’on lui colle qui m’enquiquine.
Pour revenir à la terminologie, il est manifeste que je me travestis, au sens où j’utilise "des tenues ou des accessoires vestimentaires réservés en principe, par convention sociale, aux personnes du sexe opposé" (cf. le glossaire du STS). Et c’est manifestement ce décalage qui me fait emprunter ce moyen d’expression. Le terme semble donc approprié mais il est très loin de me décrire... Il ne dit pas grand chose de ce que j’exprime en me travestissant. La diversité des personnalités, des identités qui empruntent ce moyen d’expression montre bien que lorsqu’on a dit "cette personne se travestit", on n’a pas dit grand chose ;-) Dire d’une personne qu’elle est unE travestiE c’est simplement prendre acte du fait qu’elle pratique le travestissement. Cela ne dit rien de son identité ni de son parcours. Voilà pourquoi, il est vain d’attendre beaucoup du terme "travesti".
Je pense que l’erreur de fond est de considérer les "travestiEs" (ainsi définiEs) comme une catégorie pertinente pour comprendre et décrire le rapport des individus au genre ou au sexe. Et toute tentative de découper cette catégorie en sous-catégories participe de cette même erreur. On est donc confronté à un problème. Si l’on donne un sens précis au mot, on s’aperçoit qu’il renseigne, finalement, assez peu. Sans même évoquer les personnes intersexuées (pour lesquelles toute définition s’appuyant sur le sexe est problématique) , on est notamment démunies pour distinguer, parmi l’ensemble des personnes transgenres, celles qui pratiquent le travestissement sans revendiquer l’un des deux genres, voire aucun des deux genres. On imagine les difficultés qu’elles ont à être reconnuE pour ce qu’elles sont (donc à exister), dès lors qu’elles ne peuvent même pas être nomméEs.
La tentation est alors forte d’employer le terme travesti dans ce sens. N’est-ce pas ce que je fais lorsque je me déclare travestie ? Mais, d’une part, je ne l’emploie que dans des conditions où je présume qu’il sera entendu dans ce sens restrictif. D’autre part, je reste consciente des limites et des risques de cet emprunt. La principale limite est de vouloir décrire par un forme d’expression des personnes dont le principal point commun ne réside pas dans le travestissement mais dans leur posture vis-à-vis de l’identité de genre (avec pour corollaire d’exclure toute personne qui partagerait cette posture sans recourir à ce mode d’expression). Quant au risque, l’importation d’un terme péjorativement connoté expose inutilement aux a priori qu’il véhicule, y compris chez des personnes dont on pourrait penser que l’expérience personnelle conduirait à une plus grande ouverture d’esprit. Ainsi, je comprends que des trans se fassent établir un certificat médical pour éviter les ennuis et faire valoir leur droit à vivre publiquement dans leur identité de genre. Je comprends moins que des trans comptent sur ce certificat pour conjurer leurs craintes de passer pour une travestie... Il ne m’est jamais venu à l’idée de me faire établir un certificat médical, par peur qu’on ne me prenne pour une trans non-opérée en début de traitement hormonal ;-)) Et je trouve tout aussi scandaleux qu’une personne travestie voie sa liberté entravée ou sa tranquillité menacée, qu’elle s’affirme ou non transsexuelle.
Il reste donc un terme à inventer. En s’inspirant de certaines pratiques de communication de mouvements L-G-B-T, on pourrait jouer la provocation, renverser la connotation négative en l’exagérant. Je succombe à ce penchant, lorsque, au cours de discussion approfondie, je finis par me définir moi-même comme une "créature". Une manière percutante d’exprimer (entre autres) que, dans notre société, une personne qui ne revendique aucun des deux genres (quel que soit son sexe de naissance !), est, plus que toute autre, considérée comme à la marge de l’espèce.